Episode 33 : L’Arbre qui Murmure !
Alors que tous avaient entendu la fantastique histoire de Kalonek, ils étaient restés abasourdis par ces révélations. Tous se demandaient comment pouvait-il y avoir un artefact dans cette forêt ?
C’est pour changer Heleyia qui ouvrit la bouche la première et dit : « Mais s’il n’y a pas d’artefact, comment pouvez-vous nous dire tout ça ? » puis elle se mit à marmonner : « Les gens sont fous. Il ment… ».
Dred avec un grand sourire dit à son tour : « Ce qu’Heleyia voulait dire, c’est que d’après vous la légende de l’artefact vient des bruits de feuillages ? Mais pourtant dans votre ton, on jurait que quelque chose est dans cette forêt ! Alors quelle partie de vous penseriez juste ? »
Kalonek sourit avant de répondre : « Les deux mon cher… Je suis sûr qu’il existe un artefact dans cette forêt, les choses sont trop… magiques pour qu’il n’y soit pas. Mais personne ne l’a jamais vu et pourtant la forêt a été visitée par tant de personnes que l’on en viendrait presque à penser que tout ça est un canular ! ».
Un silence pesant s’installa autour de la table. Les pintes étaient vides, mais personne ne songeait à les remplir. Céleste, qui avait écouté la conversation depuis son comptoir, s’approcha doucement et posa sa main sur l’épaule de Dred.
« Tu es sûr de vouloir continuer ? » murmura-t-elle. « Cette forêt… elle change les gens. Pas toujours dans le bon sens. »
Dred la regarda, et dans ses yeux, elle vit cette détermination qu’elle connaissait si bien. Mais aussi autre chose. Cette sensation qu’il portait depuis qu’ils avaient quitté la plaine, cette vibration étrange qui grandissait en lui… elle la percevait maintenant, comme un écho lointain.
« On y va », dit-il simplement.
Kalonek hocha la tête, comme s’il s’y attendait.
« Dans ce cas, laissez-moi vous donner un conseil. Si vous trouvez quelque chose d’inhabituel dans cette forêt… ne le touchez pas à la légère. Et surtout, restez groupés. Coille’Antarr n’aime pas qu’on s’y promène seul. »
Il marqua une pause, puis ajouta, le regard perdu dans sa bière :
« J’ai connu des hommes qui sont entrés dans cette forêt convaincus de trouver l’artefact. Certains en sont revenus… différents. D’autres ne sont jamais revenus. Et les rares qui prétendent avoir vu quelque chose… » Il secoua la tête. « Leurs histoires n’ont aucun sens. Des arbres qui chantent, des lumières qui dansent, des voix qui appellent… »
Corim se pencha en avant, intéressé. « Vous y croyez, vous, à ces histoires ? »
Kalonek le fixa un long moment avant de répondre. « Dans cette forêt, mon garçon, la frontière entre le réel et l’imaginaire est… fluide. Ce que vous y verrez dépendra autant de ce que vous cherchez que de ce qui s’y trouve vraiment. »
Lion fronça les sourcils. « Ça ne veut rien dire, ça. »
« Exactement », sourit Kalonek. « Bienvenue à Coille’Antarr. »
Après avoir quitté le P.P.C.B. et salué Kalonek et Céleste — cette dernière serrant Dred dans ses bras un peu plus longtemps que nécessaire — le groupe reprit sa marche vers le cœur de Coille’Antarr.
L’atmosphère changea progressivement. Les arbres de la lisière, encore jeunes et espacés, cédaient la place à des géants millénaires dont les troncs noueux semblaient raconter des histoires oubliées. La lumière elle-même devenait différente, filtrée par un feuillage si dense qu’elle prenait des teintes irréelles — dorées par endroits, argentées à d’autres, parfois d’un vert si profond qu’il en devenait presque noir.
Dred marchait en tête, guidé par cette sensation qui ne cessait de croître. Ce n’était plus une simple vibration maintenant. C’était une pulsation, régulière comme un battement de cœur, qui résonnait dans sa poitrine.
« Dred », appela doucement Ily. « Tu vas bien ? »
Il ralentit pour qu’elle le rejoigne. « Je… je ne sais pas. Hier j’aurais dû te parler de cette sensation bizarre que j’ai depuis quelque temps. »
Elle acquiesça, tout en ayant l’air perplexe.
« J’aurais dû t’en parler, mais bref, c’est de plus en plus fort. Comme si… comme si quelque chose m’appelait. »
Ily l’observa attentivement. Ses yeux, d’habitude si calmes, brillaient d’une lueur qu’elle ne lui connaissait pas.
« Tu veux qu’on s’arrête ? »
« Non. Au contraire. Je crois… je crois qu’on approche de quelque chose d’important. »
Heleyia, qui marchait juste derrière eux, intervint sans entendre ce qu’ils se disaient : « Bizarre, non ? Pas un oiseau. Pas un insecte. Rien. Je ne suis pas folle ? »
Elle avait raison. La forêt était d’un silence presque oppressant. Même leurs pas semblaient étouffés par l’épaisse couche de mousse qui recouvrait le sol.
« C’est vrai et pas normal », murmura Corim. « Une forêt vivante, ça fait du bruit. Celle-ci… on dirait qu’elle retient son souffle. »
Lion, la main sur la garde de son épée, scrutait les environs. « Ou qu’elle nous observe. »
Ils continuèrent à avancer, la tension montant progressivement. Les arbres devenaient de plus en plus imposants, leurs branches s’entrelaçant au-dessus de leurs têtes pour former une voûte naturelle. Par endroits, des racines énormes surgissaient du sol, créant des arches sous lesquelles ils devaient passer.
Et puis, soudain, Dred s’arrêta.
« Vous entendez ça ? »
Tous tendirent l’oreille. Au début, rien. Puis seul Corim entendit progressivement un son émerger du silence. Un bourdonnement sourd, rythmé, qui semblait venir de partout à la fois.
« C’est… musical, parce que perso j’entends rien moi ? », chuchota Heleyia, les yeux écarquillés, avec un rictus prêt à éclater de rire.
Corim ferma les yeux, se concentrant. « Ce n’est pas de la musique. C’est… c’est la forêt elle-même. Elle vibre. »
Dred sentit la pulsation dans sa poitrine s’accorder à ce rythme invisible. Sans vraiment savoir pourquoi, il se remit en marche, attiré par une force qu’il ne comprenait pas mais à laquelle il ne pouvait résister.
« Dred, attends ! » cria Lion.
Mais Dred ne l’entendait plus. Il marchait comme en transe, suivant un chemin que lui seul semblait voir. Ses amis n’eurent d’autre choix que de le suivre, échangeant des regards inquiets.
Le bourdonnement s’intensifiait à mesure qu’ils avançaient. Et puis, après ce qui aurait pu être des minutes ou des heures — le temps semblait s’écouler différemment ici — ils débouchèrent dans une clairière.
Une clairière parfaitement circulaire, comme taillée au cordeau dans la végétation dense. La lumière y était différente, plus pure, presque cristalline. Et au centre…
« Par tous les dieux anciens », souffla Corim.
Au centre de la clairière se dressait un arbre. Mais quel arbre ! Il était gigantesque, son tronc si large qu’une maison entière aurait pu y tenir. Ses branches s’élevaient vers le ciel en spirales gracieuses, et ses feuilles… ses feuilles brillaient d’un éclat argenté, comme si elles étaient faites de métal précieux.
Mais ce n’était pas sa taille qui impressionnait. C’était sa perfection. Chaque branche, chaque feuille, chaque nœud dans l’écorce semblait avoir été placé là selon un dessein précis. L’arbre tout entier dégageait une harmonie qui défiait l’entendement.
« Il n’est pas normal », murmura Corim en s’approchant lentement, comme hypnotisé.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda Lion, qui gardait une main prudente sur son épée.
« Je veux dire qu’il n’est pas… naturel. Regardez l’écorce. »
Ils s’approchèrent prudemment. L’écorce de l’arbre était parcourue de motifs complexes, des lignes et des courbes qui s’entrelaçaient pour former…
« Des genres de runes », souffla Ily. « Ce sont des runes. »
« Non », dit Dred, la voix étrangement lointaine. « C’est plus ancien que des runes. C’est… c’est le langage de la création elle-même. »
Corim tendit la main vers le tronc, fasciné.
« Corim, non ! » l’avertit Ily.
Mais il était trop tard. Sa paume se posa sur l’écorce.
L’effet fut instantané. Les motifs s’illuminèrent d’une douce lueur bleutée qui se propagea en spirale le long du tronc. Un frisson parcourut l’arbre entier, depuis les racines les plus profondes jusqu’à la plus haute branche. Les feuilles argentées se mirent à tinter doucement, produisant une mélodie d’une beauté à couper le souffle. Que seul Dred et Corim entendaient.
Corim poussa un cri — pas de douleur, mais de pure stupéfaction. Ses yeux s’écarquillèrent, brillant de la même lumière que les genres de runes.
« Par tous les… Il est vivant. Vraiment vivant. Pas comme un arbre normal. Il… il pense. Il se souvient. Il… »
Sa voix se brisa. Des larmes coulaient sur ses joues, mais il souriait.
« Il se souvient de tout. De la naissance du monde. Du temps où la magie et la matière ne faisaient qu’un. Du temps où… »
Il retira brusquement sa main, comme brûlé.
« C’est trop. C’est trop pour mon esprit, je… je… », puis il tomba assis et dit : « Je n’ai compris qu’une partie… Dred, je crois… ». Puis son esprit s’embruma comme saturé…
Dred s’avança. La pulsation dans sa poitrine était maintenant si forte qu’elle en devenait douloureuse. Chaque battement semblait l’appeler, le tirer vers l’arbre.
« Dred, non ! » cria Heleyia. « Tu as vu ce que ça a fait à Corim ! »
Mais Dred ne pouvait plus résister. C’était comme si toute sa vie l’avait mené à ce moment précis. Comme si chaque pas, chaque décision, chaque rencontre n’avait eu qu’un seul but : l’amener ici, maintenant, devant cet arbre impossible.
Sa main toucha l’écorce.
Le monde explosa.
Non, ce n’était pas le monde qui explosait. C’était sa perception du monde. Les limites de son esprit volèrent en éclats, et soudain, il fut partout et nulle part à la fois.
Il était l’arbre, ancien et sage, témoin de millénaires d’histoire. Il était la forêt, vivante et consciente, protectrice de secrets oubliés. Il était Haedillya ou l’essence de celle-ci…
Des images déferlèrent dans son esprit. Des cités de cristal et de lumière. Des ponts arc-en-ciel reliant des mondes. Des êtres de pure énergie dansant entre les étoiles. Et puis… la chute. La séparation. Les mondes qui se fragmentent, s’éloignent, s’oublient.
« Tu es enfin venu. »
La voix résonnait directement dans son âme. Ni masculine ni féminine, ni jeune ni vieille. Elle était tout et rien à la fois.
« Nous t’attendions, Porteur de Mémoire. Celui qui se souvient sans savoir. Celui qui cherche sans comprendre. »
Dred voulut répondre, mais il n’avait plus de voix. Il n’était plus vraiment Dred. Il était…
« Tu es le pont. Le lien entre ce qui fut et ce qui sera. En toi dort la mémoire des mondes unifiés. En toi vit l’espoir de la réunification. »
De nouvelles images. Un homme — lui ? un autre ? — debout entre deux mondes, les mains tendues pour les rapprocher. Un sacrifice. Une transformation. Une renaissance.
« Mais le chemin sera long. Douloureux. Tu devras te souvenir de qui tu es vraiment. De pourquoi tu es ici. De ce que tu as choisi d’oublier pour pouvoir revenir. »
La douleur commença alors. Pas une douleur physique, mais quelque chose de plus profond. Comme si on réveillait des parties de lui-même endormies depuis si longtemps qu’elles s’étaient fossilisées.
« L’artefact que tu cherches n’est pas un simple objet. Une vérité doit s’éveiller. Et elle est déjà en toi. Accepte. Laisse le Porteur que tu dois devenir naître. »
La douleur s’intensifia. Dred sentit quelque chose se déchirer en lui — non, pas se déchirer. S’ouvrir. Comme une chrysalide qui se brise pour laisser sortir le papillon.
Des souvenirs qui n’étaient pas les siens — ou l’étaient-ils ? — affluèrent. Un genre de bip sourd. Une lumière vive. Une décision impossible. Un saut dans le vide. Un pont entre les temps. Un bug. Non, pas un bug. Un miracle déguisé en catastrophe.
« Tu comprends maintenant ? Tu n’es pas seulement Dred. Et tu n’es pas seul, elles sont là… Tu es aussi celui qui viendra. Celui qui est déjà venu. Le Voyageur entre les mondes. Passé et futur. Mémoire et prophétie. »
La révélation le frappa comme la foudre. Les deux récits. Les deux mondes. Ils n’étaient pas séparés. Ils étaient les deux faces d’une même pièce. Et lui… lui était la pièce elle-même.
« Mais ce n’est que le début. Tu dois encore comprendre. Accepter. Devenir. Pour l’instant, nous éveillons seulement la graine. À toi de la faire grandir. »
Une dernière vague de douleur, puis…
Le néant.
Dred ouvrit les yeux. Il était allongé sur la mousse, ses amis penchés sur lui avec des visages marqués par l’inquiétude.
« Dred ! Enfin ! » Lion avait les yeux rouges, comme s’il avait pleuré. « Tu es resté inconscient pendant des heures. On a cru… on a cru qu’on t’avait perdu. Et ton corps, il… c’était… »
Dred se redressa lentement. Son corps lui semblait à la fois familier et étranger. Comme s’il l’habitait pour la première fois tout en l’ayant toujours connu.
« Combien de temps ? » Sa voix était rauque.
« Trois ou quatre heures », répondit Ily. « Le soleil commence à décliner. Qu’est-ce qui s’est passé ? Après que tu as touché l’arbre, tu t’es effondré. L’arbre s’est illuminé comme jamais, puis tout s’est éteint d’un coup. Et il y a ceci qui est tombé… que tu as d’ailleurs dans les mains »
Dred avait une drôle de sensation dans ses mains. Elles tremblaient légèrement, mais ce n’était pas de la faiblesse. C’était… autre chose. Une énergie nouvelle qui cherchait encore son équilibre.
« Je… j’ai vu des choses. Enfin je crois, ce n’est pas clair comme un rêve qui s’efface. » Il leva les yeux vers ses amis. « L’artefact. C’est… je suis… Porteur… je… »
« Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda Heleyia.
Dred se leva, aidé par Lion. Ses jambes étaient encore faibles, mais la force revenait rapidement. Trop rapidement, peut-être.
Il ouvrit sa main et dit : « L’artefact n’est pas la seule chose » puis tout étonné par ce qu’il ne comprenait pas tout en donnant la feuille argentée à Ily, il ajouta : « C’est… cet état. Une transformation. Je ressens de drôles de choses, mais je… » Il regarda l’arbre, dont les runes pulsaient encore faiblement. « Elle a commencé. »
Corim s’approcha. « Tu as ressenti la même chose que moi ? Cette… immensité ? »
« Plus que ça », répondit Dred. « Je crois avoir vu… j’ai vu ce que j’étais. Enfin ce n’est pas clair, et ça s’estompe, mais je ressens encore ces effets. Ce que je suis. Ce que je serai. »
Il se tourna vers ses amis, et dans ses yeux brillait maintenant une lumière qui n’était pas tout à fait humaine.
« Je crois que je suis le Porteur. Je ne sais pas encore ce que ça signifie, mais… je sais que ma quête, notre quête ne fait que commencer. Et que Céo Lo détient la prochaine pièce du puzzle. »
« Comment tu le sais ? » demanda Lion, partagé entre l’inquiétude et la fascination.
Dred sourit, un sourire triste et ancien qui ne lui ressemblait pas.
« Parce que je sens de nouvelles choses, il faut qu’on y aille… »
Un silence pesant s’installa. Ses amis le regardaient, essayant de comprendre ce qui lui était arrivé. Dred lui-même ne comprenait rien. Les révélations de l’arbre tourbillonnaient encore dans son esprit, fragments d’une vérité trop vaste pour être saisie d’un coup.
« On devrait y aller », dit finalement Ily. « Si nous devons atteindre Céo Lo avant la nuit… »
Dred hocha la tête. « Oui. Mais d’abord… »
Il se retourna vers l’arbre et s’inclina profondément.
« Merci », dit-il simplement.
Les feuilles argentées tintèrent doucement, comme un carillon dans le vent. Puis le silence retomba.
Ils quittèrent la clairière, mais Dred savait que quelque chose avait changé à jamais. La force qu’il avait sentie grandir en lui depuis le matin n’était plus une sensation vague. C’était une présence. Vivante. Consciente. Patiente.
Le Porteur s’était éveillé.
Mais ce n’était que le début.