Les mots de la veille avaient touché le groupe bien plus profondément qu’aucun d’eux n’osait l’admettre. Dred semblait enfin sorti du silence opaque dans lequel il s’était emmuré depuis l’incident, mais une tension sourde persistait chez chacun, se glissant dans chaque geste, chaque regard échangé. Et s’il perdait à nouveau le contrôle ? Et si les découvertes à venir ne faisaient qu’aggraver cette fracture qui s’était ouverte en lui ?
L’envie d’avancer était là, palpable, mais dans tous les esprits, l’événement avait laissé un poids trop lourd pour être ignoré. Alors que chacun s’enfermait dans son propre silence, craignant d’affronter le sujet de front, ils commencèrent à préparer leur départ avec une efficacité mécanique. Chacun s’affairait à ses courses, les gestes précis mais lents, encore un peu endeuillé par ce qui s’était passé, mais surtout alourdi par cette peur lancinante que Dred puisse recommencer. Les regards se croisaient furtivement, chargés d’interrogations muettes, avant de se détourner avec une gêne presque tangible.
Une fois les courses terminées et les sacs bouclés, ce fut Corim qui brisa le premier cette chape de silence. Il se racla la gorge, cherchant ses mots avec une adresse inhabituelle : — « Il faut qu’on parle. C’est pas mon truc, vous le savez bien, mais… » Il marqua une pause, ses yeux balayant le visage de tous. « T’es sûr que tu veux vraiment aller au bout de cette histoire ? »
Corim regarda le groupe, cherchant dans leurs yeux une approbation pour les mots qu’il venait de prononcer, conscient qu’il exprimait ce que tous ressentaient sans oser le formuler. Évidemment, tous lui firent comprendre d’un simple regard appuyé, d’un hochement de tête discret, qu’il avait eu raison de crever l’abcès. L’air sembla soudain plus respirable.
Dred, à la fois gêné par cette attention concentrée sur lui mais pleinement conscient de la gravité de la situation, prit une inspiration profonde avant de répondre avec détermination : — « Je ne peux rien vous promettre, car je ne sais même pas d’où vient réellement toute cette énergie, toute cette force qui m’habite maintenant… » Sa voix se brisa légèrement. « Mais je peux vous promettre une chose : je ferai mon maximum, tout ce qui est en mon pouvoir, pour comprendre et ne plus jamais laisser cette colère m’envahir au point de détruire ce que j’aime. »
Tous furent soulagés de le voir retrouver son sourire, même si l’inquiétude ne s’effaçait pas complètement de leurs traits tendus. Une certaine chaleur revint dans l’atmosphère, comme si une première couche de glace venait de fondre.
Ce fut Nyrui qui lança, d’un ton délibérément complice pour alléger l’ambiance : — « Ne t’inquiète pas, mon ami. Nous ferons notre maximum, en cas de débordement, pour t’empêcher de nuire. Après tout, les amis, c’est fait pour ça, non ? » Un sourire malicieux étirait ses lèvres et un clin d’oeil lui échappa.
Ily, à son tour, ajouta avec un petit sourire en coin teinté d’une tendresse protectrice : — « Même si tu étais très impressionnant lors de ton… épisode, n’oublie pas que nous avons réussi à te maîtriser une fois. Il n’y a aucune raison que nous n’y arrivions pas une nouvelle fois. Et puis, » elle lui donna une bourrade amicale, « tu n’es pas si costaud que ça finalement. »
Dred explosa d’un rire franc et libérateur qui résonna dans l’air bien avancé de leurs matinées, et tout le monde se détendit instantanément. Les épaules s’abaissèrent, les sourires redevinrent authentiques. Le groupe était prêt, enfin unifié à nouveau malgré les cicatrices encore fraîches.
Alors ils prirent la route sous un ciel qui s’éclaircissait progressivement. Dred déclara en ajustant son sac sur ses épaules : — « Avant d’arriver à notre objectif, nous avons un bon bout de chemin à faire. Rien que traverser Corolin pour ressortir au nord me paraît déjà un bel objectif en soi. Et nous n’y arriverons jamais en une seule journée, même en forçant l’allure. »
Puis, d’une voix à la fois sûre et enjouée qui rappelait l’ancien Dred, celui d’avant l’incident, il proposa : — « Arriver à K’aghak ce soir serait un objectif idéal, qu’en pensez-vous ? On pourrait s’y reposer correctement avant de continuer. »
Nyrui, qui s’était proposé spontanément d’intégrer le groupe en cas de nouveau problème avec Dred, suggéra avec son pragmatisme habituel de prendre de l’avance pour limiter les risques potentiels : — « Même si nous sommes en terres Corolin, relativement sûres, aller directement à K’aghak serait judicieux. Je me déplace plus vite que vous, vous le savez, je pourrai donc m’assurer qu’il n’y a aucun problème avant votre arrivée et préparer notre étape. »
Tous se tournèrent vers Dred, attendant sa réponse avec une déférence qui n’échappa à personne. Il resta figé un instant, les yeux perdus dans le vague, puis déclara avec une lenteur inhabituelle : — « C’est vrai, le risque est faible ici… Mais après ce qui s’est passé, mieux vaut ne rien laisser au hasard. Si un problème survient, on se contactera par les moyens habituels, ou inversement. »
Dred n’était plus tout à fait en phase avec lui-même, et cela se ressentait dans chacune de ses paroles. Toutes ces nouvelles émotions, cette force inconnue qui sommeillait en lui l’avaient profondément bouleversé. Prendre une décision, chose autrefois si naturelle pour lui qu’elle en était instinctive, était devenu d’une complexité décourageante. Chaque choix semblait lourd de conséquences potentielles.
Heleyia, observatrice pour le coup, sentait que bien que Dred parût légèrement différent, une certaine hésitation inhabituelle se faisait entendre dans sa voix, une vulnérabilité qu’elle ne lui connaissait pas. Bien qu’habituellement en retrait par nature, elle s’approcha de lui avec une douceur délibérée et posa une main rassurante et chaleureuse sur son épaule. Elle le regarda droit dans les yeux avec cette intensité qui la caractérisait, mais terre à terre. Elle lui dit : — « Ça va aller, Dred. Je sens que ce n’est pas comme d’habitude, tu es plus… plus hésitant, tu as l’air plus fragile aussi. Mais c’est normal après ce qui s’est passé. »
Dred eut un rire gêné, presque enfantin, puis répondit d’un ton qui se voulait décidé mais trahissait encore ses doutes : — « Ne t’inquiète pas pour moi, Heleyia. De toute façon, il faut aller de l’avant, nous n’avons pas le choix. Et oui, je suis rempli de doutes… Je cherche à comprendre ce qui m’arrive, comme une boucle infinie qui tourne en moi, encore et encore. »
Puis, d’un ton plus doux, empreint d’une mélancolie qu’il ne parvenait pas à dissimuler, il ajouta : — « Tu sais, je n’ai pas oublié la promesse que je t’ai faite. Je trouverai une solution, coûte que coûte. Mais il est important pour moi, peut-être d’une certaine manière pour faire mon deuil… ou comme une sensation étrange d’être attiré par quelque chose que je ne comprends pas… de revenir sur les pas de nos débuts avec… avec Lion. Peut-être que là-bas, dans ces lieux chargés de souvenirs, je trouverai enfin des réponses à toutes ces questions qui me rongent. »
Elle acquiesça d’un petit mouvement de tête compréhensif, une larme silencieuse coulant lentement sur sa joue pâle. Mais un léger sourire plein de tendresse se dessinait sur ses lèvres, signe qu’elle comprenait et approuvait sa démarche.
Ils quittèrent le village de Kêr’K’no dans la fraîcheur matinale, leurs pas résonnant sur le chemin de terre battue. Après quelques heures de marche rythmée par leurs conversations sporadiques, ils sortirent enfin de la forêt dense de Koad’n’norzh. La vue sur la plaine qui s’étendait à perte de vue était magnifique, presque irréelle. Il faisait un temps radieux, et tout le monde prit instinctivement un moment pour admirer ce paysage qui s’offrait à eux, respirant profondément l’air pur de la campagne.
Puis, pendant une fraction de seconde troublante, Dred eut ce qu’il ne put décrire autrement que comme un flash. Il n’était pas sûr de ce qu’il avait vu, ni même entendu. Était-ce son esprit fragilisé qui lui jouait un mauvais tour ? Car il avait cru entrevoir Lion… l’appelant de sa voix familière. Désorienté, il se retourna vivement vers le groupe : — « Vous l’avez entendu, vous aussi ? Cette voix ? »
Ily le regarda avec une inquiétude grandissante, les sourcils froncés : — « Entendu quoi exactement ? »
— « Laisse tomber, ça doit être dans ma tête », rétorqua-t-il avec un geste de la main qui se voulait désinvolte.
Puis un nouveau flash survint, plus intense encore. C’était assourdissant, comme un appel urgent qui résonnait dans tout son être. L’espace d’un instant terrifiant, il crut devenir fou, perdre pied avec la réalité. Cela dura à peine deux secondes interminables, mais il était désormais persuadé d’avoir clairement entendu Lion l’appeler par son nom. Il se retourna encore, le cœur battant : le groupe n’avait pas bougé et continuait à observer le paysage. Personne ne semblait avoir rien remarqué d’anormal. Reprenant difficilement son souffle et tentant de maîtriser le tremblement de sa voix, il dit : — « C’est vraiment magnifique, ce panorama… ça donnerait presque envie de planter notre camp ici et d’oublier le reste. Mais il faut qu’on avance si on veut arriver avant la nuit. Et… » Sa voix se brisa légèrement. « Je voulais vous remercier, infiniment. Vous avez une place immense dans mon cœur, plus grande que vous ne pouvez l’imaginer. »
Ces mots, sortis de nulle part avec une émotion brute, touchèrent profondément le groupe. Un silence ému s’installa, lourd de non-dits et d’affection partagée.
Ils reprirent la route d’un pas plus lent. Dred s’approcha discrètement d’Ily et lui chuchota avec une urgence contenue : — « Tu es absolument sûre de n’avoir rien entendu ? Parce que j’aurais juré avoir perçu distinctement la voix de Lion. C’était si réel… »
— « Dred… » Elle s’arrêta et posa une main sur son bras. « Tout va bien ? Tu es vraiment sûr que ça va ? Tu me fais un peu peur. »
— « Oui, oui, tout va bien », répondit Dred avec peut-être un peu trop d’empressement, bien qu’un pressentiment étrange et persistant grandissait en lui minute après minute. Comme si quelqu’un, quelque part, l’appelait avec insistance. Et il était maintenant persuadé, avec une certitude qui le glaçait, que cette personne… c’était bel et bien Lion.
Ily, percevant son trouble grandissant, lui dit alors avec une douceur protectrice : — « Tu me permets de veiller sur toi pendant ce voyage ? Qu’on prenne soin l’un de l’autre… ça me rassurerait énormément. Je ne supporterais pas qu’il t’arrive quelque chose. »
Dred lança, gêné par tant d’attention et cherchant à détendre l’atmosphère avec une pointe d’humour maladroit : — « Dis donc, tu me dragues, ou quoi ? »
Ily rougit instantanément et répondit, elle aussi embarrassée mais avec une pointe d’exaspération affectueuse : — « T’es complètement malade ou quoi ? Tu pourrais être mon grand frère, espèce d’idiot ! »
Un simple « pardon » échappa à Dred, qui baissa les yeux, mortifié par sa plaisanterie déplacée. Le reste de la route se fit dans un silence relatif, ponctué seulement par le bruit régulier de leurs pas et les sons apaisants de la nature environnante, jusqu’à K’aghak.
Arrivés là-bas alors que la nuit tombait déjà en drapant la ville d’un voile sombre, Nyrui les attendait patiemment à l’entrée sud de la ville, appuyé contre un mur de pierre. — « RAS », dit-il laconiquement en les voyant approcher. Puis il ajouta avec un sourire satisfait : « J’ai fait le tour complet de la ville et j’ai repéré une sorte de taverne qui a l’air accueillante. Je sais que vous aimez ce genre d’endroit pour vous détendre. J’ai déjà réservé un coin tranquille pour nous ce soir, ça vous convient ? »
Dred et les autres acquiescèrent avec soulagement, heureux à la perspective d’un moment de répit dans un cadre chaleureux.
Arrivés sur place, l’endroit était bondé, animé par un brouhaha joyeux et enfumé. Nyrui se présenta poliment à l’entrée : — « Excusez-moi, excusez-moi, j’ai réservé une table pour mes amis et moi tout à l’heure. »
Mais personne ne semblait le voir ni même l’entendre, comme s’il était invisible. Il tentait de se frayer un chemin dans la cohue quand, soudain, devant eux, la foule compacte s’écarta d’elle-même avec une fluidité surprenante, comme pour leur laisser délibérément le passage.
C’était Céleste qui venait d’apparaître, ayant immédiatement reconnu Dred, Ily, Corim et Heleyia malgré la pénombre et l’agitation ambiante. Arrivée à leur hauteur avec une grâce naturelle qui contrastait avec l’effervescence du lieu, elle dit d’une voix posée mais chargée d’une gravité inhabituelle : — « Dred… je pense qu’il va falloir qu’on parle. »