Episode 32 : Une avancée ralentie.
C’est après une nuit profondément apaisante que Dred ouvrit les yeux.
Le silence de l’aube n’était troublé que par quelques chants d’oiseaux et les bruits discrets d’un village qui, doucement, sortait de son sommeil.
Le groupe, encore enveloppé de la chaleur du refuge, se leva un à un, sans urgence.
Une nouvelle étape les attendait : retourner sur la route menant à la forêt de Coille’Antarr, là où l’artefact semblait désormais les appeler.
Mais avant cela, une dernière pause s’imposait.
Ils décidèrent de profiter une dernière fois de l’hospitalité de Kuzhat, ce village invisible à la vue du monde, pour prendre un petit-déjeuner digne de ce nom.
Il était encore tôt, mais la vie du village battait déjà son plein.
Le boulanger faisait danser sa pâte dans les fours à pierre, un doux parfum de pain chaud s’échappait dans les rues.
Le cordonnier arrangeait ses outils avec minutie.
Ici, un jeune apprenti transportait des herbes fraîches.
Là, un vieil homme sifflotait en accrochant des lanternes à l’entrée de son échoppe.
Chacun vaquait à ses occupations avec une énergie tranquille.
Le groupe se laissa guider par leurs appétits — et par les odeurs.
Ils firent halte à plusieurs “Tablettes gourmandes”, ces petites échoppes locales qui proposaient une incroyable diversité de mets, simples mais savoureux.
Et ce n’est pas parce que le village était caché de tous, qu’il manquait de richesse.
Brochettes de viande fumées, maïs grillé croustillant, poisson rôti encore tiède, fruits juteux, légumes croquants… il y en avait pour tous les goûts, pour toutes les envies.
Ily se régala d’une compotée de baies inconnues, Lion préféra un plat chaud à base d’herbes et de céréales, Corim tenta… un peu de tout.
Et Dred, lui, choisit quelque chose de simple : un pain fourré, légèrement sucré, qu’il dévora sans dire un mot, mais avec un regard chargé de gratitude.
Une fois rassasiés, ils allèrent retrouver Penn, le chef du village, pour lui faire leurs adieux et lui annoncer leur départ.
Comme toujours, il était déjà dehors, saluant les siens, échangeant des mots avec une fermeté douce.
Il avait, dès l’aube, délégué à quelques membres du village la tâche d’ouvrir pour eux le sentier de sortie.
Dred s’avança vers lui, sorti de sa sacoche un petit pli soigneusement cacheté, et le tendit à l’un des habitants, en précisant :
« C’est pour le chef. Remettez-lui, je vous prie. Et… merci. Pour tout. Ce que vous avez construit ici est rare. Et précieux. »
Il n’en dit pas plus. Il n’y avait rien à ajouter.
Le moment était simple, mais chargé.
Chacun, un peu ému, salua les villageois d’un signe de tête, d’un sourire, ou d’un mot glissé.
Puis, ils tournèrent les talons.
Et reprirent la route.
Leur direction était désormais toute tracée.
Avant d’atteindre la grande forêt de Coille’Antarr, il leur fallait d’abord traverser les dernières étendues de la forêt d’Antarr Kuzhat, celle-là même qui abritait le village invisible. Un territoire à la fois dense et vibrant, encore protégé du monde extérieur.
À peine une trentaine de minutes après leur départ, ils furent frappés par la beauté des lieux.
La lumière perçait à travers les feuillages, dessinant au sol de fins rubans dorés. Ces rayons trouvaient toujours un chemin pour nourrir les fleurs colorées qui tapissaient le pied des arbres — comme si la nature elle-même protégeait ces joyaux fragiles.
Ici, des violettes aux pétales brillants.
Là, des fougères en spirale.
Et entre tout cela, de petits ruisseaux serpentaient librement, suivant le rythme organique de la forêt. L’eau s’écoulait doucement, au gré des pentes et des racines.
Chaque pas était un émerveillement discret, comme une dernière bénédiction avant de quitter ce sanctuaire.
Après environ deux heures de marche, la densité des arbres s’amenuisa.
Les troncs se firent plus espacés. L’horizon s’ouvrit peu à peu.
Et soudain, ils en sortirent.
Devant eux s’étendait une immense plaine, vaste et silencieuse.
Le contraste était saisissant. Après l’enchevêtrement végétal, cette étendue d’herbe et de ciel semblait irréelle.
La plaine se déroulait à perte de vue, parsemée de légers reliefs qui ondulaient comme des vagues figées. On y distinguait des collines lointaines, quelques bosquets isolés… et, à l’horizon, l’ombre plus sombre et irrégulière de ce qui semblait être la lisière de Coille’Antarr.
C’est à ce moment-là que Dred ralentit.
Quelque chose… l’envahissait.
Une sensation étrange, subtile, mais grandissante.
Ce n’était pas une douleur. Ni une gêne franche.
Plutôt une présence. Comme une vibration ancienne, un écho profond venu de l’intérieur.
Il avait déjà ressenti ça. Une fois.
Mais cette fois-ci, c’était plus net. Comme une respiration lointaine, mais puissante, qui s’accordait peu à peu à la sienne.
Il ferma brièvement les yeux. Écouta.
Rien. Juste le vent dans les hautes herbes.
Il n’en dit rien.
Pas encore.
Pas par fierté, pensa-t-il, mais parce que parfois… il faut laisser les sensations mûrir avant de les nommer.
Il se dit, tout bas, presque en se parlant à lui-même :
« Étrange. Une partie de moi pense que je devrais en parler. Et une autre… préfère attendre. »
Ils continuèrent à marcher. La plaine était calme, mais l’ombre de la forêt se rapprochait.
Sur les coups de midi, alors que le soleil était à son zénith et que la chaleur commençait à peser, ils s’arrêtèrent enfin.
Juste à la lisière de Coille’Antarr, à quelques pas seulement de ce qu’ils pressentaient comme une étape décisive.
Le moment était bien choisi.
Ils déposèrent leurs sacs, s’assirent dans l’herbe, et partagèrent un repas simple mais précieux.
Des morceaux de pain, quelques fruits, un peu de viande séchée, et de l’eau fraîche. Rien de grandiose, mais suffisant pour reprendre des forces.
Chacun mangeait en silence, les yeux souvent tournés vers cette forêt immense qui s’étendait devant eux.
Ils ne savaient pas ce qui les attendait.
Combien de temps cela prendrait.
S’ils trouveraient ce qu’ils étaient venus chercher… ou s’ils se perdraient dans quelque chose de plus vaste.
Mais ils étaient prêts.
Ou du moins… aussi prêts qu’on pouvait l’être.
La pause de midi s’était doucement transformée en un vrai moment de relâchement.
Allongés dans l’herbe, ou assis contre leurs sacs, le groupe riait en repensant à leur journée de la veille.
Le petit village invisible, les plats délicieux, les éclats de rire autour des cartes, les traditions qu’ils avaient à peine eu le temps d’effleurer.
Ce n’était plus seulement un souvenir.
C’était déjà un repère.
Et même si ce temps suspendu s’était arrêté au petit matin, il leur avait laissé une empreinte durable, une sensation rare de s’être reconnectés à eux-mêmes.
Ils en profitèrent pour finir les quelques restes qu’ils avaient emportés de là-bas : des fruits séchés, un morceau de fromage, du pain aux herbes encore tendre.
Autant alléger les sacs… et remplir les ventres.
Le moment s’étira doucement. Ils prirent leur temps.
À cet instant précis, personne ne cherchait à aller vite.
Mais l’ombre de Coille’Antarr, qui s’étendait devant eux, leur rappelait que le plus dur ne faisait que commencer.
Après environ une heure et demie de pause, entre bouchées, anecdotes, taquineries et silences doux, ils se levèrent enfin.
Chacun rassembla ses affaires avec méthode.
Comme toujours, ils laissèrent le lieu impeccable, sans un papier, sans une trace, fidèles à leur habitude de respecter ce qu’ils traversaient.
Puis ils s’enfoncèrent dans la forêt de Coille’Antarr.
Dès les premiers mètres, quelque chose changea.
La lumière, filtrée à travers un feuillage plus dense, se faisait plus froide.
L’air lui-même semblait plus… chargé.
Et pour Dred, la sensation ressentie plus tôt s’intensifia.
Son cœur battait plus fort. Pas de manière inquiétante, mais inhabituelle.
Son souffle était plus profond. Il avait l’impression que chaque respiration puisait dans quelque chose de plus vaste que lui-même.
Il baissa les yeux, comme s’il pouvait y lire une réponse, puis pensa :
“Si cette sensation ne passe pas, alors j’en parlerai aux autres. Mais inutile de les inquiéter… pas sans certitude.”
Ils marchèrent encore.
La forêt semblait presque les observer, silencieuse, mais vivante.
Et après moins de trente minutes, à peine plus de quelques virages naturels entre les arbres… ils tombèrent sur un tout petit village.
Des maisons de bois simple, des barrières faites à la main, quelques fumées s’échappant de cheminées basses.
Depuis ce village, on distinguait encore la plaine qu’ils avaient traversée plus tôt, comme un lien visuel entre deux mondes.
Heleyia s’arrêta, les mains sur les hanches, faussement exaspérée :
« C’était bien la peine de faire une pause juste avant d’entrer dans la forêt, si c’était pour tomber sur un village… à peine entrés ! »
Dred et Lion éclatèrent de rire, pris de court.
Ily, fidèle à elle-même, esquissa un sourire tranquille :
« C’est vrai, mais… au moins, on a profité d’un vrai moment entre nous. »
Puis, en regardant tour à tour Dred, puis Heleyia, elle ajouta malicieusement :
« Et connaissant Dred… je suis presque sûre qu’on va devoir y passer quelques minutes. Pour “chercher quelques informations complémentaires”, non ? »
Dred et Lion cessèrent de rire d’un coup, se regardèrent, presque coupables.
Dred tourna la tête vers Ily, un peu embarrassé, et souffla :
« Tu me connais trop bien maintenant, Ily… »
Puis il se tourna vers le village, et haussa les épaules :
« Oui, je sais… ça fait à peine trente minutes qu’on marche, et on s’arrête déjà.
Mais peut-être — espérons-le — que ça nous fera gagner du temps. »
Un silence s’installa. Puis Ily tapota gentiment son épaule, et Heleyia leva les yeux au ciel en souriant.
Ils prirent la direction du petit village.
Encore un détour.
Ou peut-être… une rencontre nécessaire.
Le groupe reprit sa marche vers le petit village, situé à une centaine de pas à peine.
Mais à mesure qu’ils s’en approchaient, quelque chose clochait.
Le village, pourtant modeste et accueillant en apparence, semblait… fermé.
Les volets étaient à moitié clos. Les regards, furtifs.
Des enfants jouaient à l’ombre d’un muret, mais s’éloignèrent dès qu’ils les virent approcher.
Une vieille dame referma doucement la porte de sa maison sans un mot.
Un homme assis sur une souche détourna les yeux.
L’air était tendu. Comme si leur présence ici n’était pas simplement inattendue… mais gênante.
« C’est pas très chaleureux ici », murmura Corim.
Ily lui répondit à voix basse :
« C’est pas de la méchanceté… c’est de la peur. »
Mais Dred, égal à lui-même, ne se laissa pas intimider.
Avec son calme habituel, il s’avança vers un homme qui, à l’écart, continuait son travail sans feindre l’indifférence : il taillait une branche avec précision, concentré, mais pas fermé.
Dred s’approcha à pas lents, sans brusquerie.
« Bonjour, excusez-moi de vous déranger, mais… mes amis et moi cherchons des informations sur la forêt. Celle dans laquelle se trouve votre village. Est-ce que vous pourriez nous aider ? »
L’homme leva les yeux, planta son regard dans celui de Dred. Il esquissa un sourire, bref mais sincère.
« Vous ne venez clairement pas d’ici », dit-il d’une voix grave mais amicale.
« Mon instinct ne me trompe jamais. Enchanté. Je suis Kalonek. Et j’serais ravi d’aider des gens de passage… tant qu’ils respectent les lieux. »
Dred hocha la tête.
« Enchanté monsieur Kalonek. Je voulais vous deman… »
Mais avant qu’il ne termine, l’homme leva la main et, avec un sourire plus large, lui prit la main dans une poignée franche.
« Appelez-moi juste Kalonek, s’il vous plaît. Pas de monsieur ici. On garde ça pour les statues. »
Dred, un peu surpris mais amusé, reprit :
« Très bien, Kalonek. Nous essayons de nous rapprocher de cette zone-ci. »
Il sortit de sa sacoche un plan sommaire, qu’il déplia en partie.
Kalonek observa le papier, fronça légèrement les sourcils… puis fit un pas en arrière.
« Oh là… » dit-il en se redressant.
« Je commence à comprendre. Vous… vous seriez pas à la recherche d’un artefact, par hasard ? »
Un silence instantané tomba autour du groupe.
Tous fixèrent Kalonek avec une surprise contenue.
Dred, plus sérieux, répondit sans détour :
« Qu’est-ce que tu sais sur cet artefact ? »
Kalonek croisa les bras, puis regarda autour de lui, comme pour vérifier que personne ne les écoutait.
Son ton changea. Moins léger. Plus grave.
« Je vous propose qu’on aille se poser ailleurs. Y’a qu’un seul endroit où on peut parler de ça, ici, sans risque. »
Il ajouta, presque en chuchotant :
« Un endroit… qu’on appelle Tnak. »
Les membres du groupe s’échangèrent des regards confus.
« Tnak ? » souffla Heleyia.
« Qu’est-ce que c’est encore que ce nom ? » murmura Corim.
Puis, dans un mouvement discret, Lion se pencha à l’oreille de Dred :
« Écoute… c’est peut-être bizarre, mais… je le sens bien, ce gars. »
Dred répondit sur le même ton, sans quitter Kalonek des yeux :
« Ravi de t’entendre dire ça… parce que moi, j’ai déjà décidé de le suivre. »
Après à peine quelques pas derrière Kalonek, le groupe se retrouva devant une bâtisse aussi inattendue qu’étrange.
Une petite maison bleue, aux murs décorés de symboles presque effacés par le temps.
Des objets en bois sculpté pendaient ici et là, certains tournant lentement sous l’effet d’un vent discret.
Une enseigne usée, en partie rongée par les intempéries, laissait encore deviner quelques lettres :
P.P.C.B.
Et juste en dessous, gravé en plus petit, on pouvait lire — non sans plisser les yeux :
Piano, Pintes, Chaleur & Bières.
Lion souffla à mi-voix :
« Bon… au moins on sait qu’on ne va pas mourir de soif. »
Tous échangèrent un regard mi-intrigué, mi-amusé… puis poussèrent la porte.
L’intérieur était accueillant, tamisé, avec une chaleur douce qui contrastait avec l’ambiance pesante du village.
La première réflexion générale, était que l’établissement paraissait plus grand dedans.
Une odeur de bois brûlé et de houblon flottait dans l’air. Au fond, un petit piano attendait sagement son musicien. Quelques tables étaient disséminées ici et là, mais aucun autre client en vue.
Kalonek leur désigna une table ronde, à l’écart, près d’une baie vitrée donnant sur la lisière.
« C’est ici que je m’installe toujours. Vieille habitude », dit-il en s’asseyant.
Alors qu’il s’apprêtait à entamer la discussion, la porte battante menant à l’arrière s’ouvrit, et une voix familière résonna doucement.
« Vous prendrez quelque chose ? »
Dred releva la tête… puis s’écria avec un sourire franc :
« Céleste ! Ça fait plaisir de te voir ! Mais sérieusement, t’as jamais le temps, t’es partout toi… »
Céleste, souriante, ne manqua pas de répartie :
« Je pourrais presque te dire la même chose. Toujours là où on ne t’attend pas. Comment tu vas ? »
Kalonek, visiblement pris de court, cligna des yeux.
Il les regarda tour à tour, un brin stupéfait.
« Mais… attendez. Vous vous connaissez ? »
Le groupe éclata de rire.
Ily, Lion, lança à Kalonek :
« C’est toujours pareil avec eux. Ils se retrouvent et jouent les surpris… alors qu’au fond, ils savent très bien qu’ils finiront toujours par se recroiser quelque part. »
Pendant que le reste du groupe racontait à Kalonek la dynamique étrange — mais prévisible — entre Dred et Céleste, cette dernière attrapa Dred discrètement par le bras, et l’entraîna quelques pas plus loin, hors du champ de leurs discussions.
Sa voix, cette fois, n’avait plus rien de légère.
Elle était basse. Tranchante. Inquiète.
« Qu’est-ce que tu fais là, Dred ? Je suppose que c’est pour l’artefact que personne n’a jamais trouvé. Mais tu réalises que t’es pratiquement en terre Impérea ? Et avec Lion, en plus ? Ce n’est pas prudent. »
Dred la regarda, sérieux mais calme.
« Je sais. On reste très prudents. Et au pire… on court vite. »
Céleste ne rit pas. Elle le fixa.
« Ce n’est pas que Lion que tu mets en danger. C’est tout ton groupe. »
Dred baissa brièvement les yeux, puis releva la tête.
« Je sais. Et ils le savent aussi. Ils me suivent de leur plein gré. »
Avant que Céleste n’ajoute un mot, la voix d’Ily résonna à travers la salle :
« Hé ! C’est pas bientôt fini les deux tourtereaux là-bas ? Vous parlez de quoi ? »
Céleste et Dred se regardèrent en coin, puis répondirent à l’unisson, comme des enfants pris la main dans le sac :
« Rien ! »
Ils rejoignirent le reste du groupe autour de la table.
Des pintes furent servies. Le piano resta silencieux, mais l’ambiance était détendue.
Kalonek, une bière à la main, se pencha un peu en avant, le ton plus grave :
« Bon… maintenant que vous êtes installés, je vais vous dire ce que je sais. »
Et tous, lentement, se penchèrent à leur tour.