Le soleil s’était déjà bien levé quand Ily, les paupières à peine ouvertes arrivant dans la salle pour petit déjeuner, remarqua l’absence inhabituelle de Dred.
« C’est étrange… Il est toujours le premier levé », murmura-t-elle en se frottant les yeux.
Lion, encore à moitié dans ses rêves, réagit immédiatement allant le voir avec Ily: « Dred ? Dred ? » lança-t-il, tout en s’approchant lentement de la chambre. L’instinct de prudence chevillé au corps, il poussa doucement la porte entrouverte.
Dred était là, allongé sur le flanc, son visage détendu mais vide d’expression. Il ne bougeait pas.
Lion s’agenouilla, posa deux doigts contre son cou. Un soupir de soulagement s’échappa : « Il respire. Mais… on ne sait pas ce qu’il a. Alors prends tes précautions avant de t’approcher trop près, Ily. »
Elle hocha la tête, attentive, puis son regard se posa sur quelque chose près du lit.
« Lion… Regarde cette boîte. » Elle désignait un petit coffret en bois sombre, presque glissé sous le lit. C’était celui que Dred avait trouvé la veille.
Lion s’avança prudemment, le saisit et observa les inscriptions gravées en lettres claires.
« Hm… Étrange. Ce message a l’air amical. Trop, peut-être. Mais vu l’état de Dred… j’en doute fort. Tu as une idée ? »
Mais Ily ne répondait déjà plus. Concentrée sur Dred, elle venait de prendre son pouls, le souleva avec douceur et l’installa sur le lit, avec un mélange d’efficacité et de soin rare. Elle arrangea l’oreiller, redressa légèrement le haut de son corps et le recouvrit d’un drap léger.
Puis elle souffla, tout en gardant les yeux sur lui : « Si tu veux, je reste ici pour le surveiller. Va prévenir Corim et Heleyia. Peut-être qu’ils savent quelque chose. Ou qu’ils ont vu un détail qu’on a loupé. »
Lion hocha la tête, inquiet mais confiant : « D’accord. Je fais vite. Sois prudente. »
Il franchit la porte en quelques pas rapides, et on entendit bientôt le bruit pressé de ses pas sur le sol de la résidence.
Ily, seule avec Dred, ferma la porte à clé et entreprit un rapide tour de la chambre. Elle ouvrit les tiroirs, vérifia sous les meubles, regarda la fenêtre, le sol, même les poutres. Rien. Pas la moindre trace d’agression, de lutte, ou de manipulation extérieure. Tout semblait en place. Trop en place.
Elle revint vers Dred, s’agenouilla à côté du lit et l’observa attentivement. Il portait toujours la même tenue que la veille. Les mêmes taches de terre. La sueur séchée. Son sac, posé à côté, n’avait même pas été ouvert. Aucun signe qu’il ait préparé quoi que ce soit pour la nuit. Comme si… il s’était écroulé à l’instant même où il était rentré.
Et puis il y avait cette main.
Sa main droite, fermée si fermement qu’aucun muscle n’osait relâcher la pression. Ily tenta doucement de la bouger… en vain. Sa paume semblait presque rigide, comme figée dans un réflexe défensif. Elle n’osa pas forcer. Il y avait une tension étrange, presque minérale.
Quelqu’un frappa à la porte.
« C’est Heleyia. Ouvre-nous, je suis avec Corim et Lion ! »
Ily se leva rapidement, déverrouilla la serrure. À peine la porte entrebâillée, Heleyia la poussa sans attendre, bousculant légèrement Ily dans sa hâte, et se précipita jusqu’au lit.
Elle se jeta au cou de Dred, sans dire un mot. Aucun cri. Aucune larme. Juste une caresse. Douce. Sincère. Troublante.
Elle passa ses doigts sur son visage, puis s’empara de sa main crispée.
« Dred… Je suis là. Et je ne partirai pas. Je veillerai sur toi, quoi qu’il arrive. Même s’il me faut veiller toute la nuit. » Une larme, silencieuse, roula sur sa joue.
Ily l’observait sans rien dire, respectant ce moment fragile. Puis Heleyia se retourna vers elle :
« Tu as trouvé quelque chose ? »
Ily lui expliqua ce qu’elle avait remarqué : la boîte, l’état figé de Dred, sa main verrouillée.
Heleyia regarda à son tour. En touchant la main de Dred, elle fut frappée par sa dureté. « On dirait… de la pierre », murmura-t-elle, troublée. « Pas entièrement, mais presque. »
Lion, resté en retrait jusqu’ici, s’avança.
« On ne peut pas perdre de temps. Je vais essayer de récolter des informations : le personnel de l’auberge, les endroits où on est allés hier soir… Quelqu’un a peut-être vu ou entendu quelque chose. »
Il inspira profondément, et reprit : « Corim, si tu veux bien, reste avec Heleyia. À deux, vous serez plus efficaces pour veiller sur lui. Il ne doit rien lui arriver. »
Puis, se tournant vers Ily : « Si ça te va, commence à préparer les courses pour la suite. Si Dred se réveille, il ne voudra pas perdre de temps, ni avoir l’impression qu’on a perdu du temps à cause de lui. Même si, clairement, ce n’est pas de sa faute. »
Ily acquiesça, presque touchée par la justesse des mots de Lion. Corim, pour une fois, se contenta d’un « d’accord » sans commentaire de plus.
Quelque chose avait changé. Mais quoi ?
Tout le monde acquiesça sans discuter à la proposition de Lion. Il n’y avait rien à redire. Il fallait agir, même sans savoir quoi chercher.
Chacun s’éloigna dans une direction différente, porté par une étrange énergie mêlée de volonté, de doute… et de cette forme de peur sourde qu’on ressent quand le silence dure trop longtemps.
Lion, méthodique, ratissa la ville, ou du moins tous les lieux par lesquels ils étaient passés depuis leur arrivée. La taverne, le bord de mer, les rues pavées qu’ils avaient longées après le repas… Même le vendeur de coquillages qui leur avait souri sans raison.
Mais rien.
Pas un mot. Pas un geste suspect. Pas même une rumeur.
C’était comme si OirYezr, belle et tranquille, s’était refermée sur elle-même, muette et lisse.
Dans la chambre, Corim, lui, faisait les cent pas. Une marche nerveuse, rapide, comme s’il cherchait un ennemi invisible entre les murs.
Il soupira, se retourna vers Heleyia, et lâcha d’un ton agacé :
« J’ai l’impression de perdre mon temps. De servir à rien. »
Il se frotta le front, l’air las.
« Cette histoire m’agace. Dred est trop fragile. »
Mais dans sa voix, Heleyia entendit autre chose. Une inquiétude maladroite, étouffée derrière une colère de façade. Elle ne répondit pas. Elle le laissa simplement parler.
Corim ajouta, d’une voix plus basse, presque fatiguée :
« Tout ça me crève. Je vais me faire une sieste. Appelle-moi si t’as besoin. »
Elle esquissa un mince sourire, compréhensif, sans rien ajouter. Puis, aussitôt qu’il disparut dans la pièce voisine, elle se retourna vers Dred.
Elle le regarda. Encore et encore.
Ses doigts posés sur le drap. Son visage immobile. Et sa main toujours aussi rigide.
Et dans ce silence, une pensée qu’elle détestait s’imposa : Et si c’était ma faute ?
Elle chassa l’idée, mais elle revenait sans cesse. Elle resta là, immobile, à broyer du noir… et à veiller.
De son côté, Ily arpentait les rues du marché avec une détermination tranquille.
Elle remplissait son sac de vivres selon les goûts de chacun, presque machinalement : de la viande séchée, ainsi que quelques tranches de charcuterie pour elle et Corim. Des fruits, des légumes frais pour Heleyia et Lion. Le tout équilibré, utile, précis.
Pour Dred, elle prit un peu de tout. Et en passant devant un stand coloré, son regard fut attiré par un paquet étrange.
Une friandise. Son emballage avait marqué sa mémoire depuis sa connaissance avec Dred : un petit singe souriant, tenant une fraise dans ses bras. En dessous, cette phrase étrange, comme une énigme :
« Pour apprendre à être fort, il faut savoir qu’on est faible. »
Elle l’acheta sans réfléchir. C’était ce genre de détail que Dred aimait garder au fond de son sac. Une douceur, un clin d’œil, un peu d’humanité quand le monde devenait peut être trop dur.
Plus loin, alors qu’elle continuait ses emplettes, elle s’arrêta net devant une vitrine.
Un jeu de cartes.
Elle sourit.
C’était le jeu auquel elle jouait souvent avec les enfants de son quartier, un peu plus jeune. Les règles étaient denses, parfois tordues, mais l’univers lui avait toujours plu : un combat entre la magie, la technologie hybride et la force brute.
Elle entra dans la boutique, et sans hésiter, acheta un deck pour chacun. Et quelques boosters, au cas où.
Elle savait qu’ils râleraient peut-être au début… mais elle savait aussi qu’ils finiraient par adorer.
Dans l’après-midi, tous se retrouvèrent autour de la chambre. Le soleil filtrait à travers les rideaux, dessinant des lignes d’ombre sur le sol.
Heleyia n’avait pas bougé.
Dred… toujours endormi.
Ses constantes étaient normales. Sa respiration, stable. Aucun signe alarmant. Juste ce détail qui rendait tout anormal : il dormait trop bien. Trop profondément.
Lion prit la parole, une note d’excuse dans la voix :
« J’ai refait tout le trajet d’hier soir. Tous les lieux, les visages, les détails. J’ai même interrogé les gens que j’ai reconnus, les serveurs, les passants. Rien. Aucune bizarrerie. Aucun témoignage. Aucun souvenir suspect. »
Il s’arrêta, haussa les épaules.
« C’est comme si… cette ville nous avait laissé entrer, puis avait tout effacé. »
Le silence qui suivit n’était pas vide. Il était rempli d’une seule chose : l’incompréhension.
Ily, fidèle à elle-même, ne perdit pas de temps. Une fois tout le monde réuni, elle distribua les courses avec soin, pensant aux préférences de chacun, puis déposa un petit paquet devant chaque personne.
« Bon, comme on ne sait pas combien de temps encore ça va durer… je me suis permis une petite surprise », dit-elle avec un sourire timide.
Elle montra les boîtes colorées contenant des cartes flambant neuves.
« Ce jeu de cartes, je l’ai découvert avec les enfants de mon quartier. Il me rappelle d’où je viens. Ça m’a toujours aidée à tenir quand tout devenait trop dur. »
Un léger silence suivit, teinté de nostalgie. Puis Ily reprit son souffle et continua :
« Je vais vous expliquer les règles. C’est un peu complexe au début, je ne vous le cache pas. Mais une fois qu’on a mis les pieds dedans, c’est simple… et surtout très amusant. L’avantage, c’est que chaque partie est différente. Rien n’est jamais joué d’avance. »
Tous étaient attentifs. Curieux. Heureux, aussi, de sentir leur esprit s’aérer un peu, même au chevet de Dred.
Pendant de longues minutes, Ily détailla les principes du jeu : les ressources à gérer, les invocations, les tactiques, les capacités spéciales et les effets de synergie. Sa voix vibrait d’enthousiasme, et ses mains s’animaient dans les airs pour rendre ses explications vivantes.
Une fois la base posée, elle s’arrêta, reprit une grande inspiration, et déclara joyeusement :
« Voilà ! Je pense que tout le monde a compris. Pour s’y habituer, on va faire une partie d’entraînement. Une partie à blanc, sans pression. N’hésitez pas à me poser toutes vos questions. »
Elle éclata de rire, le regard pétillant.
« Mais d’abord, on va ouvrir nos boosters ! Ces petits sachets, là… » dit-elle en en secouant un dans sa main.
« Chaque booster contient des cartes aléatoires. Certaines sont de base, sans filigrane. D’autres, avec un filigrane argenté ou doré, sont plus rares, parfois très puissantes. Et puis, il y a celles avec un filigrane bleu diamant… »
Elle marqua un temps.
« Celles-là sont les plus rares. Il n’existe qu’un seul exemplaire de chaque. On raconte même qu’elles n’existent pas… Je n’en ai jamais vu une seule en vrai. C’est un peu devenu une légende. »
Les yeux brillants, chacun ouvrit son premier booster, curieux de découvrir son univers. Les réactions fusaient : étonnement, frustration, excitation. Ily riait beaucoup, transportée par l’enthousiasme du moment.
Soudain, Lion s’exclama :
« Je crois que j’ai eu un truc cool… »
Il montra une carte au filigrane doré, magnifique, à la fois lumineuse et sombre.
« Vaëlyn, l’Esprit du Fiel », était-il écrit en lettres courbes.
Ily écarquilla les yeux.
« Attends… t’as eu Vaëlyn ? Mais c’est l’une des cartes les plus rares du jeu ! »
Lion, un brin fier, sourit :
« J’ai eu de la chance, on dirait. »
Ily sortit un petit livret qu’elle avait acheté en complément.
« Cette carte est ce qu’on appelle une légendaire. Elle est puissante seule, mais elle fait aussi partie d’un trio : les Mages Maléfiques d’Alphara. Si les trois sont sur le terrain, ils débloquent un effet de synergie avec des coûts d’invocation réduits, et des effets renforcés. »
Tout le monde fixait Lion, à moitié impressionné, à moitié envieux.
Une telle carte en première ouverture… c’était presque un miracle.
Chacun replongea alors dans ses propres cartes avec espoir.
Ily découvrit une carte relativement rare, « Niyr’Xis, Prototype Harmonique », et deux des cinq accessoires d’évolution d’Ylydra.
Elle sourit en silence : ces cartes-là, elle savait comment les faire briller.
Corim et Heleyia eurent eux aussi chacun une carte au filigrane argenté. Rien d’aussi légendaire que celle de Lion, mais déjà très prometteur.
Quant à Dred… son deck, encore scellé, était posé sur la table. Intact. Silencieux.
Malgré tout, l’ambiance s’était réchauffée. La tension de la veille s’était dissipée. Et lorsque vint le moment de jouer, Ily proposa naturellement :
« Pour cette première partie, malgré le fait que nous sommes quatre… je vous propose qu’on parte sur un un-contre-trois. Plus tôt que deux contre deux. Je vous laisse vous organiser. »
Le match débuta. Concentrés, Corim, Heleyia et Lion s’unirent dans une stratégie commune. Mais Ily, était déjà expérimenté, gérait parfaitement ses ressources et ses invocations.
Le combat fut tendu, mais au final… elle gagna.
« Les cartes puissantes, c’est bien », dit-elle en souriant.
« Mais sans équilibre, ni logique… elles ne servent à rien. »
Ils passèrent toute l’après-midi à jouer. À rire. À débattre.
Dred dormait toujours, paisible au cœur de la pièce.
Mais chacun, en jouant à ce jeu venu de l’enfance d’Ily, sentait que le lien entre eux s’était renforcé.
Et quelque part, malgré le silence pesant de Dred, ils savaient : il aurait aimé ça.
La nuit approchait. Le ciel s’assombrissait doucement, et l’air marin se faisait plus frais.
C’est peu avant que chacun n’aille se coucher que quelque chose changea.
Dred bougea.
Un frémissement discret, à peine visible, mais suffisant pour qu’Heleyia, installée tout près de lui sur une couverture, relève la tête d’un coup, les yeux ronds. Elle se redressa, le cœur battant, puis murmura :
« Il… il bouge. attendez. »
À ces mots, tous se rapprochèrent, presque en silence, le sourire aux lèvres, soulagés.
Il ouvrit lentement les yeux, un peu perdus, papillonnant face à la lumière douce de la lampe à huile.
Lion fut le premier à parler, sa voix posée :
« Dred ? Tu nous entends ? Est-ce que ça va ? Tu te souviens de ce qui s’est passé ? »
Dred tourna la tête, les sourcils froncés, comme tiré d’un rêve trop profond.
Il balaya la pièce du regard, puis dit, d’un ton troublé :
« Qu’est-ce que vous faites tous là ? Je… je m’apprêtais à aller dormir. »
Un petit rire étouffé s’échappa du groupe.
Corim leva les yeux au ciel, Ily sourit doucement, et Heleyia lâcha un soupir d’apaisement.
Ily s’approcha du lit et, tout en s’asseyant au bord, lui raconta :
« On t’a retrouvé allongé, inconscient. C’est Lion et moi qui t’avons vu le premier ce matin. Tu n’as pas bougé depuis. On est tous restés pour te surveiller. On a essayé de comprendre ce qu’il s’était passé. »
Lion compléta, tout en croisant les bras :
« On a retracé chaque moment d’hier soir, chaque lieu, chaque détail… mais rien. Et toi, tu dormais, comme si rien n’était réel. »
Dred fronça les sourcils, essayant de remonter le fil.
« Je me souviens… », dit-il en parlant lentement, « j’étais dans ma chambre. Je venais de poser mes affaires… Et sur le lit, il y avait un mot. Une boîte. »
Il se redressa un peu, forçant sa mémoire.
« Oui, cette petite merveille… », ajouta-t-il en regardant sa main droite.
Il l’ouvrit. Et dans sa paume, toujours fermement enroulée, reposait cette perle lumineuse, d’un bleu profond, comme un fragment de ciel enfermé dans une goutte de verre.
Tous retinrent leur souffle. La lumière de la perle vibrait doucement, comme un cœur vivant.
Un frisson traversa Dred.
Il recula légèrement, secoua la tête, et dit d’un ton tendu :
« Où est la boîte ? S’il vous plaît… où est-elle ? »
Heleyia la lui tendit aussitôt, l’ayant gardée tout près, comme un objet précieux mais instable.
Dred y déposa la perle sans attendre, refermant doucement le couvercle. Il la tint un instant entre ses mains, les yeux vides, avant de relever la tête vers ses amis.
Il les regarda un à un, touché, troublé, reconnaissant.
« Je suis désolé de vous avoir fait perdre votre temps… », dit-il avec sincérité.
Puis, retrouvant peu à peu sa voix, il reprit, plus ferme :
« J’espère que vous êtes en forme. Car il est temps pour nous de reprendre la route… Direction la forêt de Coille’Antarr. »
Un silence suivit.
Pas de surprise. Pas de plainte.
Juste une forme de respect silencieux, et une nouvelle flamme dans les regards.
Le voyage allait enfin pouvoir reprendre.